Le fragment 

 

Le fragment est une forme de texte libre qui se démarque de la nouvelle par son caractère inachevé et son absence de structure. Il permet de poser ses idées avant de les retravailler dans une forme plus élaborée.

Le fragment est fait pour être utilisé ultérieurement. Ces miettes de textes ont pour rôle de fixer temporairement des idées, des sensations, des perceptions comme un instantané. Elles supposent une autorisation à écrire ce qui vient à l’esprit dans un stade intermédiaire, dans le désordre.

La proposition d’écriture :

1 – Sortir de chez soi avec un carnet et de quoi écrire. Noter tout ce qui passe dans sa tête, en réaction à ce que l’on vit à l’extérieur, utiliser tous ses sens et écrire ce que l’on perçoit. Aller dans le détails de ce que l’on voit, entend, sent…

2 – Se remémorer un lieu qui nous est cher : la maison de sa naissance, de ses grands-parents. Ecrire un fragment sur ce sujet en s’efforçant de se souvenir des  sensations que l’on a éprouvé à l’époque.

3 – Laissez passer quelques jours et se relire. Déceler les similitudes de sujets, une sensibilité particulière, une prédilection pour le choix de certains mots… Stabiloter ce qui semble être les caractéristiques de son écriture. Rédiger un fragment qui contient les fruits de sa réflexion.

4 – Réutiliser dans un seul fragment ce que l’on a sélectionné. Ce texte peut rester réaliste ou au contraire entraîner vers une fiction qui sera inachevée comme… un morceau de nouvelle. 

 

1er fragment 

Lorsque je suis en déplacement professionnel à Paris, le soir je suis seul. Sitôt ma valise déposée à l’hôtel, je ressors. J’aime me  promener dans la ville. M’oxygéner la tête après l’habituelle longue et interminable réunion du jour.

La nuit est tombée depuis un moment déjà et les vitrines des magasins aguichent les passants, toutes lumières dehors. Elles sont superbement décorées car les fêtes de fin d’année approchent.

Enveloppé dans mon manteau, une écharpe autour du cou, je ne sens pas le froid qui descend doucement sur la ville. Même le crachin qui commence à tomber, ne gâche pas  mon  plaisir de cette promenade apéritive. Je n’ai pas de parapluie. De fines gouttelettes se dépose sur mon visage, permettant au froid de le mordre davantage. Les lumières de la ville et les décorations viennent se refléter sur les trottoirs miroitants. Autour de moi, on reconnaît facilement les touristes qui flânent, des sacs emplis de souvenirs à la main, tandis que les parisiens et les banlieusards, marchent d’un pas plus rapides, pour rentrer chez eux.

Au détour d’une rue, une odeur de marrons grillés envahit mes narines. Elle réveille en moi des souvenirs d’enfance. Je me sens aspiré dans les couloirs du temps, pour me retrouver dans la cuisine de mon grand-père, lorsqu’il faisait griller les marrons sur le vieux  poêle à bois.

Un concert de klaxons me ramène au présent. Un piéton a traversé la chaussée au feu vert en semant la panique dans la circulation. Après quelques invectives, le trafic redémarre et le bourdonnement des véhicules reprend son rythme incessant. Je traverse la rue et poursuis mon chemin sans but précis. Mon corps et mon esprit se vide progressivement. Toutes les tensions de la journée s’évaporent. Je suis en paix, heureux de me retrouver.

J’aime me promener dans la ville à cette heure.

 

2ème fragment :

Enfant, je passais de très nombreuses  heures  chez mon grand-père. Il faut dire qu’il habitait  à deux  pas de chez moi. Je le sais aujourd’hui, une autre raison imperceptible à l’époque, m’attirait toujours là-bas. Chez lui c’était… comment dire… différent !

D’abord mon grand-père avait toujours  eu un chien ou un chat, voire les deux. Pendant les vacances scolaires, je venais tous les jours chercher le petit chien, que je ne ramenais souvent qu’en fin d’après-midi. Il avait aussi un grand jardin potager dans lequel étaient parqués des lapins qu’il bichonnait tendrement. Ce qui ne l’empêchait pas de les manger ! J’attendais  avec impatience les petits qui ne manquaient pas d’arriver régulièrement et avec lesquels je jouais des heures durant.

A l’entrée du jardin, il y avait en permanence des fleurs de toutes sortes. Leur parfum embaumait l’atmosphère. L’été, je l’aidais à arroser les tomates et les haricots. J’adorais cette odeur  de terre mouillée ! J’aimais surtout manger les groseilles au goût acidulé, qui bordaient le côté  du jardin.

Et puis il y avait cette cabane où mon grand-père rangeait ses outils. Elle était en planches  de récupération, en bois brut, rugueux, plein d’échardes. Elle fermait par un petit cadenas comme on n’en voit plus. La clé, je m’en souviens, était caché sous une pierre. A l’intérieur de cette cabane, de vieux  outils bricolés : des serpes, un poignard dont il se servait pour couper les salades, une grande faux à la lame tranchante comme un rasoir. Sur une petite étagère, la pierre à aiguiser. Il y régnait une odeur particulière, faite de je ne sais quoi mais encore profondément ancrée en ma mémoire.

Enfin, il possédait un garage dans lequel on pouvait trouver tout un bric à brac. Mon grand-père y stockait tout ce qu’il trouvait en disant : « ça peut toujours servir ». Il y avait aussi tout ce dont il ne se servait plus mais que le vieil homme n’arrivait pas à se séparer. Les vieux jouets de ses enfants, des outils, des ustensiles de cuisines, des vieux livres et tout un tas d’objets hétéroclites, tellement empreint de mystère pour un enfant.
C’était ma caverne d’ali baba !

 

3ème fragment :

J’ai écrit les deux premiers fragments en un jet. Sans réfléchir à la cohérence et à l’enchaînement des phrases. J’ai écrit comme çà venait, de manière intuitive, et l’exercice a été facile. De fait je ne suis pas sûr d’avoir suffisamment développé les champs sensoriels.

Logiquement le premier texte est au présent et le second au passé. Les deux   donnent  une impression de sérénité, de quiétude, de paix, propre à l’introspection. Une pointe  de mélancolie, voire de nostalgie ? Probablement.

Les deux sont assez contemplatifs. Dans le premier texte je suis un spectateur passif de ce qu’il se passe autour de moi. J’observe et ressens. Dans le second je suis plus dans l’action (j’arrose, je mange, je joue avec les lapins, je cherche dans le garage). Néanmoins on retrouve dans les deux  cette notion de découverte, d’attention et d’émerveillement de ce qui m’entoure.

Les deux textes développent plus le registre « visuel », même si dans les deux, ce sont les sensations olfactives qui réveillent le plus de souvenirs. Le mouvement est partout présent.

 

4ème fragment :

Les marrons de Noël

 

Malgré la douceur du temps, nous étions habillés comme pour aller au pôle nord. Mamy avait décrété que ce n’était pas le moment de tomber malade et nous avait obligé à porter bonnets et écharpes. Nous  avions râlé pour la forme, sachant d’avance que nous n’aurions jamais gain de cause, et étions sortis sous son regard bienveillant.

Cette année, le père Noël avait eu la bonne idée de passer dans notre village et j’avais  promis à Camille, ma petite fille, d’aller le voir.

Notre chalet se trouvait à la sortie du bourg, adossé à la colline. Une situation idéale car le quartier bénéficiait d’un calme absolu, tout en étant à cinq minutes à pied du centre. La neige s’était mise à tomber en début d’après-midi et recouvrait déjà les trottoirs et la route. Elle tombait doucement, à gros flocons, assourdissant tous les sons. On entendait à peine les musiques  de Noël provenant de la Grand-Place. La rue conduisant au cœur du village était bordée de sapins, ornés de guirlandes électriques et de boules multicolores. Sous nos pieds, la neige faisait « croutch croutch » en s’écrasant sous nos bottes. Cela amusait beaucoup Camille qui riait et s’appliquait à faire le « croutch » le plus sonore du monde. Bien qu’il fût encore tôt, la luminosité était faible, si bien que  les illuminations des magasins  étaient déjà éclairées, projetant leur lumière jusque dans la rue. Chaque vitrine rivalisait en originalité pour représenter la nativité et la magie de Noël. Camille trottinait devant moi et s’arrêtait à chaque commerce pour collait sa frimousse contre la vitre et observer les traîneaux, les bonhommes de neige, les automates en action, sans oublier le  père Noël !

— Papy, le père Noël ! s’écriait-elle alors, au comble de l’excitation.

Au fur et à mesure  que nous approchions du but, la musique devenait plus forte et on devinait les cris des enfants.

 

La place était noire de monde. Le pourtour était constellé de petites baraques où l’on vendait les produits du terroir, des objets  artisanaux, des décorations de Noël, sans oublier l’inévitable buvette et son vin chaud. Les jeux pour enfants  étaient disséminés sur toute la surface de la place, tandis qu’au beau milieu, trônait un gros traîneau sans attelage. Un énorme père Noël, tout habillé de rouge et affublé d’une longue barbe blanche, était majestueusement assis dessus. Ses yeux rieurs et sa grosse voix accueillaient les enfants qui se bousculaient pour venir l’embrasser.

En le voyant, Camille poussa un grand cri de joie et se précipita vers lui. Quelques  minutes plus tard, elle était dans ses bras, heureuse et fière. Elle lui fit des promesses  qu’elle ne tiendrait jamais et obtint en échange un bisou et une poignée de papillotes.

Du haut de ses quatre ans, Camille courait dans tous les sens, allant d’un jeu à un autre. Elle voulait tout essayer. N’ayant pas fait la sieste, la fatigue la rattrapa bien vite et une heure plus tard, elle s’écroula dans la neige, épuisée et ravie.

— T’es fatiguée poussin ? On rentre voir Mamy ?

Elle n’avait pas envie de partir mais n’eut pas la force de résister quand je la pris dans mes bras pour amorcer le chemin du retour.

 

— On va passer par le garage pour quitter nos bottes, sinon Mamy va nous disputer si on mouille toute la maison !

J’eus à peine le temps de pousser la porte, que Basile notre petit chien, se rua sur Camille pour lui faire la fête. On eut dit que nous étions partis depuis deux ans ! Il finit par la renverser dans la neige dans un concert de rires et d’aboiements.

Je fis mine de me fâcher et Basile couru se cacher derrière la voiture.

— C’est quoi çà Papy ? questionna Camille en montrant le fatras sur une étagère.

— Ça c’est une luge ma chérie.

— Une luge ? La mienne elle est rouge, dit-elle en ponctuant l’affirmation d’un hochement de tête.

— Oui la tienne est rouge. Et celle-là, c’est la luge de Papy quand il était petit. Elle est en bois tu vois ?

L’enfant fit une petite moue circonspecte et se tourna de l’autre côté.

— Et ça c’est quoi ?

— Ah ça ma chérie… c’est une antiquité !

— C’est quoi une anquitiqué ? bafouilla-t’elle de sa petite voix

Amusé par sa prononciation approximative, je précisais : « ça veut dire que c’est vieux »

Elle pinça les lèvres en opinant du chef et me rétorqua avec toute la spontanéité dont peuvent faire preuve les enfants

— T’es une anquiquité toi Papy ?

J’éclatais de rire et eu du mal à reprendre mon sérieux pour répondre à sa première question.

— C’est un vieux moulin à café. Il appartenait au papa de Papy. Ton arrière grand-père. Regarde, on met les grains de café ici, on tourne la manivelle et le café ressort en poudre dans ce petit tiroir.

— Je peux essayer ?

— Oui, mais d’abord on va aller goûter et boire un bon chocolat chaud, d’accord ?

Et avant qu’elle ne s’intéresse à une autre vieillerie, je l’entraînais vers l’escalier.

 

Je m’attendais à sentir l’odeur du chocolat, mais ce fût celle des marrons grillés qui nous cueillit à l’entrée de la salle à manger. J’adorais cette odeur ! Elle était attachée à mon enfance et me rappelait les après-midis d’automne chez mon grand-père. La neige qui tombait derrière les fenêtres. La petite chienne qui sommeillait près de la cheminée. Les crépitements des bûches dans l’âtre et mon grand-père qui secouait les marrons dans la vieille poêle percée. C’était pour moi l’image de la quiétude et du bonheur simple. Ce souvenir m’émut et me remplit de joie à l’idée de perpétuer  ce souvenir avec ma petite fille. « Maintenant c’est moi le grand-père ! »

— Tu sens l’odeur des marrons ma chérie ? On va se régaler !

Camille se précipita dans la salle à manger où sa grand-mère secouait les marrons au-dessus des braises. Elle se posta juste devant elle  et dit avec espièglerie

— Mamy tu sais quoi ? Papy c’est une anquitiqué !