La nouvelle instant 

 

La nouvelle instant échappe en partie aux règles de la composition des histoires. Le texte s’organise autour d’un instant choisi en fonction de son intensité, de son unicité et de son originalité. Il s’agit le plus souvent d’une rupture, d’une crise, d’une évolution, d’une révélation, d’un basculement, d’une prise de conscience, d’un moment qui marque de son sceau une destinée. Il peut être aussi question d’un moment anodin qui va entraîner une série de conséquences imprévisibles, fâcheuses, inattendues.

L’instant correspond à ce que l’on appelle communément élément perturbateur ou élément déclencheur dans un roman. C’est à dire l’instant qui fait basculer l’histoire dans autre chose. La suite de l’histoire consiste alors à résoudre le ou les problèmes générés par l’élément déclencheur. Il s’agit du moment clé de toute histoire.

Exemples : dans Le seigneur des anneaux, l’instant se situe quand Gandalf révèle dans le feu que l’anneau possédé par Frodon est l’anneau de pouvoir. L’histoire bascule à cet instant : Frodon doit fuir la comté, il est poursuivi, se rend à Imlaris où il est décidé de détruire l’anneau.

Dans Game of Thrones, l’instant est la mort de John Arryn, la main du roi Robert, combiné au fait que les Stark pensent que les Lannister en sont responsable. Toute l’histoire découle de cet instant : Ned Stark est nommé main du roi, il se rend à Port Réal et nous connaissons la suite…

Dans la nouvelle qui suit, vous le trouverez facilement.

 

L’essence de la vie

 

— Mais  comment tu t’es débrouillé pour le rencontrer ? questionne Benjamin.

— Le hasard. Un collègue de promo avec qui il joue au golf lui a parlé de moi, et une semaine plus tard, j’avais rendez-vous.

— C’est dingue ça !

Ouais, j’arrive pas à y croire ! s’exclame Matthieu, hilare.

Les deux  amis se sont retrouvés à la sortie du métro et marchent dans la rue qui conduit au centre d’affaire où ils travaillent. Benjamin est dans le juridique, avocat d’affaires, tandis que Matthieu travaille dans la pub. C’est un créateur de talent, même si jusqu’à présent, celui-ci n’est guère reconnu.

Comme d’habitude, la rue et les trottoirs sont encombrés de voitures en stationnement. Matt et Ben doivent slalomer entre elles ou carrément marcher sur la chaussée.

— Comme quoi les réseaux, il n’y a que ça qui marche, poursuit Ben.

— Tu te rends compte ? La plus grosse agence de pub de France ! Responsable de la création, mon rêve !

— Léa doit être folle de joie ?

Le visage de Matthieu change brusquement d’expression.

— Pas vraiment non. Le poste impose qu’on déménage à Paris. Ça a déjà été dur pour elle de s’installer à Marseille après notre mariage, mais là… je te dis pas, c’est la fin du monde.

—  A ce point ?

— Pire encore. Elle ne veut rien entendre. On n’arrête pas de se prendre la tête avec ça. Je ne sais plus quoi faire.

Soudain un crissement de pneus déchire l’atmosphère. La seconde suivante, Benjamin s’envole dans les airs et va s’écraser dix mètres plus  loin, contre le portail d’une maison. Le choc est terrible. Sans prêter attention au chauffard, Matthieu se précipite vers son ami.

— Appelez les pompiers ! hurle-t-il aux passants qui accourent.

Redoutant le pire, il se laisse tomber à côté de Benjamin et se penche sur son visage.

— Ca va aller, ne bouge pas, dit-il machinalement.

Malgré la violence du choc, Ben est vivant et conscient. Un râle s’échappe d’entre ses lèvres. Matthieu prend délicatement la main de son ami dans la sienne.

— Accroche-toi mon vieux. Les pompiers arrivent.

— Je ne sens plus mes jambes, répond dans un souffle le blessé.

— T’inquiète ! C’est le choc, ça va aller.

Il fait de son mieux pour avoir l’air convaincant, mais au fond de lui il n’y croit pas vraiment. Le corps de Benjamin ressemble à un pantin désarticulé. Son corps et ses jambes forment un angle improbable.

Enfin, l’ambulance surgit à l’angle de la rue, toutes sirènes hurlantes. Sitôt arrêtée, deux pompiers se précipitent avec le matériel de premier secours. En quelques minutes, Benjamin est couvert, ventilé et perfusé. L’installation dans la coque de maintien est le moment le plus difficile. Benjamin ne manifeste aucune souffrance. Ce que cela présage bouleverse Matthieu. Avant que l’ambulance ne parte, Matt saisit  le bras d’un des pompiers.

— Ses jambes ? interroge-t-il d’une voix angoissée

— Difficile à dire. Mais il ne sent plus rien au-dessous de la ceinture, c’est pas bon signe.

Et sans plus de formalités, l’homme saute dans l’ambulance.

Matthieu reste planté au bord du trottoir, les bras ballants, hébété. Il sent qu’il glisse doucement dans l’inconscience, quand deux  mains le saisissent fermement. La voix de la policière le ramène à la réalité.

— Asseyez-vous là monsieur, je reviens vous voir dans une minute. Ça va aller ?

Matthieu, en état de choc, secoue machinalement la tête en guise d’affirmation.

La policière s’éloigne et rejoint son collègue occupé à interroger le chauffeur de la voiture. Dans son désarroi, Matthieu ne les a pas vu arriver.

Il n’arrive pas à effacer de ses yeux l’image de Ben. Son corps tordu, meurtri. « Que va-t-il devenir ? Comment va réagir son épouse si Ben reste paralysé ? », se demande-t-il.  Et si ça avait été moi que la voiture avait renversé ? La question le saisit et lui étreint le cœur. Comment réagirait Léa ? Resterait-elle près de lui ? Quelle serait leur vie ? Sorties, voyages, enfants, famille…Tous leurs rêves, leurs projets s’écrouleraient ».

Il pense à ce nouveau job qu’on lui propose. Un poste en or, du genre qui ne se refuse pas. Après ce qu’il vient de se passer, cela lui parait soudain moins important. « Est-ce qu’il vaut le sacrifice de son couple ? Qu’est-ce qui est le plus important dans la vie ? ». Il revoit son ami allongé sur le sol. Son corps cassé. Sa vie détruite.

En définitive, seul compte l’essentiel. L’essence de la vie. La santé, l’amour. Quoi d’autre ?

Son téléphone vibre dans sa poche. Matthieu reconnait le numéro de son futur patron. Il reste ainsi un moment, regardant le numéro sans le voir. D’autres images se superposent devant ses yeux. Sa femme, les enfants qu’ils auront, Benjamin… Il pose le téléphone à côté de lui et s’adosse au mur, songeur.