Katharsis

  Chapitre 1

Paris, mars 2062
Place de la Bastille

— Un jour, on nous ordonnera de tirer dans le tas, vous verrez.
Jules Férin esquissa un sourire avant de se reprendre.
— En fait, c’est à vous, Commandant, que l’on demandera ça. Au train où vont les choses, le gouvernement n’aura bientôt plus d’autre choix que faire appel à l’armée pour gérer ce merdier.
Le visage de Tom se renfrogna un peu plus. Le capitaine de la compagnie de CRS avait raison, il le savait. Les événements prenaient une tournure qu’il ne connaissait que trop. Combien de fois avait-il été le témoin de ce genre de manifestations ? Beaucoup trop à son goût, d’autant que dans la plupart des cas elles avaient dégénéré et basculé dans la violence. Parfois extrême.
L’Afrique était championne en cela. Les gouvernements, souvent des dictatures plus ou moins déguisées, n’hésitaient que très rarement à réprimer les mouvements de foule par le feu et l’acier. Les morts se comptaient alors par dizaines, ce qui d’une certaine façon, faisait autant de bouches en moins à nourrir pour ces pays exsangues, qui étaient passés en quelques décennies de peu de ressources, à plus de ressources du tout.
La présence de Tom et ses hommes ne changeait rien à l’affaire. Il n’était pas dans leurs attributions de se mêler de la politique intérieure des états. Cela ne l’avait jamais été. Leurs rôles se limitaient à observer et à rapporter les événements à une hiérarchie qui avait d’autres soucis que le sort d’une poignée de mahométans affamés. Autant qui ne débarqueraient pas sur les côtes Françaises, aimait à répéter un éminent général.
Durant ses vingt-deux années de carrière au cours desquelles il avait sillonné l’Afrique et le Moyen-Orient, Tom avait principalement exercé deux types de missions. La première consistait à assurer la sécurité du personnel des ONG, qui œuvrait sans relâche au plus près des populations, dans des territoires où le combat contre le climat était perdu depuis longtemps déjà. Un constat sans appel qui toutefois ne les empêchait pas d’être aux côtés des indigènes pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être encore. La seconde était également d’ordre humanitaire, même si les actions menées par la compagnie de Tom pouvaient de prime abord, laisser penser le contraire. En effet, si sa présence auprès des ONG tenait de la dissuasion, ici, la mission était clairement répressive et punitive. Le commandant et ses hommes traquaient sans relâche les vendeurs de rêves, les passeurs, les fournisseurs d’embarcations, de véhicules, les esclavagistes, les kidnappeurs de femmes et d’enfants à des fins de prostitution ou d’adoption, les trafiquants d’organes… Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, permettaient aux filières migratoires d’exister.
La tâche était immense et sans fin. Sitôt un réseau démantelé, un nouveau voyait le jour.
Un combat perdu d’avance.
L’histoire de la catastrophe en cours n’était qu’un épisode supplémentaire d’une longue série dont les premiers avaient été écrits au début du siècle. La différence résidait dans le fait qu’aujourd’hui cela se déroulait non plus au bout du monde, mais à ses pieds, en France, dans son pays.
Tom tourna son regard vers la foule toujours plus nombreuse qui s’agglutinait sur la place. Des milliers de manifestants qui, pour beaucoup, ne parvenaient pas à l’atteindre et battaient le pavé dans les rues adjacentes. Gonflés à bloc, ils scandaient leurs slogans en brandissant le poing ou des pancartes sur lesquels s’inscrivaient en lettres de sang leurs messages haineux à l’encontre des étrangers qui, selon eux, souillaient la France. Le gouvernement n’était pas en reste, et avait lui aussi son content de critiques. De multiples banderoles taillées dans de vieux draps lui reprochaient son laxisme face à ce qui était perçu comme une invasion ou suggéraient avec virulence des mesures coercitives d’envergure.
En tête de cortège, Tom repéra quelques cadres de Nouvelle France, la première force d’opposition du pays. La vague de mécontentement qui ébranlait la nation et le mouvement de contestation populaire qu’elle générait étaient pain bénit pour la formation politique. Son leader charismatique, Kevin Turquin, avait réussi là où tous les autres avaient échoué. En quelques mois, comme une coulée de lave emportant tout sur son passage, il était parvenu à rallier à ses idées les déçus des partis traditionnels. Des déçus qui, au regard des événements, croissaient à une vitesse exponentielle.
Si physiquement, il ne payait pas de mine, sa petite taille et son allure chétive lui valaient régulièrement les moqueries de ses adversaires, dès qu’il ouvrait la bouche, c’était une tout autre histoire. L’homme maîtrisait l’art de la rhétorique à la perfection. Ses discours ciselés, proclamés avec la ferveur du fanatisme, touchaient les populations au cœur de leurs préoccupations. Dans un pays où il n’y avait pas suffisamment de logements, de travail, de sécurité, et bientôt peut-être, de nourriture pour les Français, le migrant était la cause de tous les maux, ou pour le moins, de leur aggravation. Des plaidoyers qui n’étaient pas sans rappeler ceux d’un autre exalté qui avait écrit les heures les plus sombres de l’Europe.
L’Histoire est un éternel recommencement, songea le commandant fataliste, lorsque les temps sont durs, les nationalismes ressurgissent immanquablement, et l’étranger devient l’ennemi. Il en a toujours été ainsi.
— J’espère que nous n’en arriverons pas là, lâcha Tom d’une voix monocorde sans quitter la foule des yeux, car si cela devait se produire, c’est à une guerre civile à laquelle nous devrons faire face.
— C’est clair. Si Mamie ne réagit pas, on n’y coupera pas en effet.
En proférant cela, le capitaine se faisait l’écho de la pensée commune. Cécile Carell, la présidente de la République, ou Mamie, comme la surnommaient affectueusement ses partisans de la première heure, n’avait que trop tardé à saisir l’ampleur du problème. Nombreux étaient ceux, y compris au sein de sa propre famille politique, qui estimaient que le pays n’échapperait plus à l’insurrection générale.
Tom allait commenter, mais Jules Férin lui intima le silence d’un geste de la main. À l’attitude caractéristique qu’il adopta, Tom comprit que l’officier était en communication avec sa hiérarchie via son SCI1. Il attendit patiemment que le capitaine lui fasse part des infos ou ordres que le QG était sans doute en train de lui communiquer, mais il en fut pour ses frais. Celui-ci quitta précipitamment la protection des véhicules d’intervention stationnés au pied du faubourg Saint-Antoine, pour se diriger vers la place de la Bastille. Férin s’arrêta au niveau de la colonne de Juillet à laquelle il ne prêta aucune attention, et embrassa du regard les boulevards Beaumarchais et Richard-Lenoir. Il resta quelques secondes ainsi, à scruter l’horizon, puis il rejoignit les voitures d’un pas vif.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda le commandant en voyant la mine inquiète de Férin.
— Une contre manif de pro arrive du côté de Bastille. Elle sera ici dans cinq minutes.
— Ils sont nombreux ?
— Suffisamment pour que cela explose lorsque les deux camps se retrouveront face à face.
— Merde ! C’était pas prévu ça, c’est quoi ces conneries ?
Comme il terminait sa phrase, le SCI sur l’avant-bras gauche de Tom s’illumina. Le texte était court. « Pas d’intervention », ordonnait le message clignotant en caractères rouge vif sur fond vert. Il tendit son bras sous les yeux du capitaine afin que celui-ci en prenne connaissance.
— Ce n’est encore pas aujourd’hui que Carell envoie la troupe, ajouta-t-il d’un air entendu.
— La Présidente joue avec le feu, répondit Jules Férin qui visiblement avait du mal à contenir sa colère. Nous ne sommes guère plus d’une cinquantaine, ils sont des milliers. Si ça part en sucette, et je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, nous n’empêcherons rien.
— Je suis désolé, compatit Tom.
— Vous n’êtes pas responsable des ordres idiots que l’on nous donne.
— Vous allez être débordés en quelques secondes, prédit le commandant. Je vous conseille de vous replier et de mettre vos hommes à l’abri. Vous l’avez dit, vous n’empêcherez rien, des victimes supplémentaires ne changeront rien à l’affaire.
— Les drones sont là, répondit Jules Férin, en montrant d’un mouvement de tête les engins qui survolaient la place à faible altitude. Ils ne rateront rien du spectacle, et les images seront diffusées en direct sur toutes les chaînes d’infos. Si on se débine, on n’envoie pas le bon message à la population.
— C’est déjà le cas en demandant à l’armée de ne pas intervenir ! opposa Tom. Tout le monde l’aura bien compris, soyez-en certain.
Comme pour appuyer son propos, les anti-migrants avançaient en rangs serrés vers la place. Lorsqu’ils atteignirent le trottoir, seuls les trente mètres de chaussée à double sens les séparaient des boulevards par lesquels allaient débouler les pro-migrants.
— Turquin et ses potes ne sont plus là, lança le capitaine sur un ton qui exprimait clairement le mépris qu’il portait au leader de Nouvelle France.
Il se tourna vers Tom et lut dans son regard ce dont il était lui-même convaincu.
— Ainsi, ça commence aujourd’hui, lâcha-t-il comme une sentence.
Le grondement de la foule était de plus en plus fort. Les messages haineux envahissaient la place noire de monde. Sur les côtés, au plus près des immeubles, quelques badauds observaient la scène comme hypnotisés. D’autres, plus prudents ou devinant que le pire était en chemin, s’éloignaient à grands pas.
Soudain, la tête du cortège des pro-migrants déboucha du boulevard Beaumarchais. Les cris et les insultes, longtemps contenus par les bâtiments bordant la rue, emplirent le carrefour, se joignant à ceux déjà tonitruants de l’autre camp.
Les derniers passants détalèrent comme des lapins, tandis que les drones se déployèrent au-dessus de la foule afin de ne rien rater du spectacle.
D’où il se trouvait, le commandant observait la scène avec inquiétude. Pro et anti-migrants se faisaient face en s’invectivant violemment. L’atmosphère était tellement chargée de haine qu’elle en était presque palpable. Tom imaginait les muscles bandés, les corps prêts au combat, les respirations haletantes, les cœurs battants à tout rompre sous les chemises. Il pouvait presque ressentir la colère des adversaires du jour, leur envie de s’affronter. Les regards ne reflétaient qu’hostilité et rage. Les crocs étaient sortis, les poings serrés sur des armes que plus personne n’hésitait à exhiber. Tout semblant d’humanité avait quitté la foule surexcitée. La bataille allait éclater, ce n’était plus qu’une question de secondes.
Tom n’avait aucun pouvoir de prescience, mais il sentait en son for intérieur que ce jour serait le premier d’une nouvelle ère pour la France. Le début de quelque chose qui n’allait pas dans le bon sens, qu’il ne souhaitait pas pour son pays. Une profonde tristesse l’envahit, car il savait que certains actes étaient non seulement irréversibles, mais qu’ils engendraient immanquablement une escalade de violence.
Un mot prononcé par le capitaine le sortit de sa torpeur. Il ne le comprit pas dans le chahut qui emplissait le carrefour, mais il releva néanmoins la tête. Les premiers rangs des cortèges s’étaient ouvert, laissant jaillir de l’arrière les manifestants les plus virulents, ceux qui n’étaient là que pour assouvir leurs pulsions destructrices.
Soudain, une détonation se fit entendre : un pétard, à moins que ce ne fût un coup de feu. Elle eut pour effet de calmer les clameurs de la foule qui progressivement fit silence. Les deux camps s’observèrent l’espace de quelques secondes, comme s’ils hésitaient sur la suite à donner à cette confrontation. Puis les bas instincts reprirent le dessus. La haine était trop forte, l’envie d’en découdre trop longtemps contenue. Sans qu’aucun commandement ne soit lancé, les ennemis du jour se ruèrent d’un même mouvement les uns vers les autres en hurlant tels des loups enragés.>