— Pourquoi tu nous fais ça ? Je te déteste ! rugit Cinnamon pleine de colère.
Anna, surprise par la violence de la réplique, encaisse le coup. Dans la cuisine de la petite maison près de l’océan, au bout d’Oran Island, la tension est palpable. Elle se doutait bien que ses filles n’accueilleraient pas la nouvelle avec le sourire, mais elle ne s’attendait pas à une telle agressivité de la part de sa cadette. Jamais elle ne lui a parlé ainsi. Il fallait bien que cela arrive un jour. À quatorze ans, et compte tenu des circonstances, c’est presque normal.
— Je suis désolée. Je sais que c’est difficile pour vous, mais je n’ai pas le choix, reprend la mère de famille.
— Ça te va bien de dire ça. Toi qui rabâches sans arrêt qu’on a toujours le choix justement ! Pourquoi on ne peut pas rester ici ? fulmine l’adolescente.
Depuis qu’Anna a lâché la bombe, elle ne tient plus en place. Abandonner sa vie ici lui est inconcevable. Est-ce que sa mère se rend seulement compte de ce qu’elle lui demande ? Quitter la maison où elle est née, où elle a grandi, fêté ses anniversaires… Quitter son collège, ses amies, ses activités… Toute son existence en fait. Comment peut-elle lui faire ça ? Sa vie est ici en Irlande, à Oranmore. C’est son pays, sa ville. Cinnamon est verte de rage. Qu’est-ce qu’elle en a à faire d’aller habiter en France, elle n’y connaît personne. Tout juste la famille de sa mère et encore… la famille, il faut le dire vite, parce que depuis que ses grands-parents sont morts, il ne reste que l’oncle Pierre. Et l’oncle Pierre… est-ce qu’on peut vraiment appeler ça la famille ? Il est tellement spécial, cette espèce d’ours mal léché.
Quand elle était petite, elle adorait aller chez Grandpa et Granny à La Mure, près de Grenoble. Ils la gâtaient sans retenue. Elle y faisait des milliers de choses et les vacances étaient chaque fois une fête. Mais depuis leur décès il y a deux ans, retourner là-bas est devenu une épreuve. L’oncle Pierre n’est pas ce que l’on peut appeler un tonton gâteau, c’est le moins que l’on puisse dire ! En France, chez l’oncle Pierre ! Mais quelle mouche a piqué sa mère ?
— Nous ne pouvons pas rester ici, poursuit Anna, nous n’avons pas les moyens de payer le loyer. Et puis… je ne peux pas continuer à vivre dans cette maison, c’est au-dessus de mes forces.
Elle contemple sa fille avec tristesse.
— Papa est partout. Dans chaque pièce, dans chaque objet. Où que je regarde, il est présent.
Éludant les arguments de sa mère, l’adolescente insiste.
— Et si on prend un appart’ plus petit en ville ?
— Non, répond patiemment Anna. Je suis désolée de chambouler vos existences comme…
— Arrête de dire vous ! explose Cinnamon hors d’elle. C’est MA vie que tu chamboules, pas la sienne ! Regarde-là, elle s’en fout royalement d’où on peut bien aller, continue l’adolescente en montrant sa sœur d’un revers de main. Elle n’a pas de vie, alors ici ou ailleurs, ça ne change pas grand-chose pour elle !
La mère de famille se tourne vers Kane, sa fille aînée. Elle est assise à califourchon sur le banc, face à la grande table. Comme souvent, elle paraît absente. Ses yeux semblent suivre les circonvolutions du bois, mais Anna sait qu’elle ne les voit pas. Elle est dans ses mondes intérieurs, détachée de ce qu’il se passe autour d’elle.
— Kane, interroge-t-elle d’une voix douce, tu es avec nous ?
— Quoi ? répond la jeune fille en relevant lentement la tête comme si elle sortait d’un rêve.
— Tu ne dis rien, je peux avoir ton sentiment ?
— Je ne veux pas habiter chez l’oncle Pierre, il est chelou, lâche Kane d’un ton monocorde.
— Oh bon sang, il ne manquait plus que ça ! s’exclame Anna en levant les yeux au ciel. Chelou ? Comment ça, chelou ?
— Il est bizarre. Je ne l’aime pas.
— Il n’est pas bizarre ! il est…
Anna hésite un instant sur le terme approprié. Ne le trouvant pas, elle finit simplement par dire :
— C’est Pierre quoi ! C’est un vieux garçon, bougon et solitaire, qu’est-ce que tu veux que je te dise. Il est attaché à ses petites habitudes et il râle un peu… Oui beaucoup, je te l’accorde, se reprend-elle en réponse au regard dubitatif de sa fille. Écoute, il a toujours été comme ça, on ne va pas le changer maintenant.
L’image de son frère se forme dans l’esprit d’Anna. Grand, mince, il aurait pu être bel homme s’il avait pris soin de lui. Et surtout s’il avait meilleur caractère, elle doit bien le reconnaître. Une casquette informe vissée sur la tête, son éternelle salopette maculée de cambouis sur le dos, il ne vit que pour la chasse, la pêche, les copains, et les épaves qu’il démonte avec passion dans sa casse automobile. Kane a raison, c’est un sauvage, songe Anna avec tristesse.
— Quoi qu’il en soit c’est mon frère et il est la seule famille qu’il me reste. La vôtre aussi d’ailleurs.
Kane hausse les épaules, désabusée. Elle renchérit sur le même ton neutre.
— Papa non plus ne l’aimait pas. Il n’aurait jamais voulu que l’on aille vivre chez lui.
— Papa est mort ! Remember ? s’écrie soudain Anna d’une voix forte.
Sitôt prononcées, elle regrette ses paroles. Elle n’aurait jamais dû se laisser emporter de la sorte. À part blesser, en quoi était-ce utile de dire ça ? se blâme-t-elle. Ne souffrent-elles pas assez ainsi ? Un seul regard suffit pour l’en convaincre. Cinnamon, adossée à l’évier, sanglote doucement. D’un revers de main, elle essuie les larmes qui roulent sur ses joues. Toujours sur son banc, Kane fait face à la fenêtre, déjà repartie ailleurs. Comme chaque fois qu’elle est plongée dans son intériorité, le bleu de ses pupilles s’est assombri jusqu’à se confondre avec l’iris. Deux puits obscurs et insondables sur son teint pâle de rousse.
Anna ferme un instant les yeux. Elle est fatiguée. Les longues nuits sans sommeil se font cruellement sentir en cet instant. Elle s’approche de Cinnamon et la prend dans ses bras. Tout comme lorsqu’elle était petite et qu’elle avait un gros chagrin, l’adolescente colle son visage contre le sein de sa mère. Tendrement, Anna lui passe la main dans les cheveux en lui chuchotant des paroles rassurantes. Kane, sortie de sa torpeur, observe la scène. Cinnie, le corps secoué de sanglots. Anna, les yeux embués de larmes qu’elle peine à contenir. La jeune fille sait que sa mère est dévastée par la douleur, épuisée d’avoir tenu leur tête hors de l’eau à sa sœur et elle. Elle l’a souvent entendue pleurer ces dernières semaines quand la maison est endormie.
Pour Kane, à l’intérieur c’est le grand vide. Son père était son idole, elle l’adorait. Son absence, elle la ressent dans tout son être, comme si on lui avait retiré une partie d’elle. Elle voudrait laisser libre cours à sa tristesse, mais rien ne sort. À l’instar d’une source qui serait tarie, elle n’a plus de larmes à verser.
Anna la regarde avec tendresse. Sa main se tend vers elle pour l’inviter à les rejoindre, tandis que ses lèvres l’appellent silencieusement. Dans ses yeux, Kane lit l’accablement, mais surtout son immense amour pour elles, ses filles. Elle se lève et vient se blottir au creux de son bras. Les trois femmes ne font plus qu’un dans l’affliction et l’amour.
— Je suis désolée, mes chéries ! Papa me manque à moi aussi. Chaque minute, chaque seconde.
Les corps s’étreignent plus fort. Submergée par l’émotion, Anna s’abandonne à son chagrin.
— Je sais bien que vous voulez rester ici, mais ce n’est pas possible. Pardonnez-moi, bredouille Anna entre deux sanglots.
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