Les Suprématis

  Chapitre 1

Hélène Pellegrini s’arrête et sort précipitamment de la voiture, les yeux rivés sur la Mercedes qui s’éloigne doucement. Le visage de Kane à l’arrière a disparu. Qui sont ces types ? se demande-t-elle. Personne ne sait que les filles sont ici, et elles n’ont pas de téléphone pour prévenir qui que ce soit. La conversation de la veille lui revient en mémoire : « je possède quelque chose que des gens veulent obtenir par tous les moyens », avait dit la petite rousse. C’est ainsi qu’elle l’avait formulé, elle en est certaine. Et bien on dirait qu’ils l’ont retrouvée, et ils sont en train de l’enlever sous mon nez !

La commissaire évalue la situation en une fraction de seconde : le chemin est trop étroit pour faire demi-tour sur place, il lui faut pousser jusqu’à la bastide. J’en profiterai pour récupérer mon arme, s’encourage-t-elle. Elle se remet précipitamment au volant, et démarre sur les chapeaux de roues, projetant un nuage de terre derrière elle. De sa main libre, elle saisit son portable posé sur le siège passager et lance le premier numéro qui apparaît dans l’historique des appels.

— Allez ! Dépêche-toi ! grommelle-t-elle entre ses dents.

Cinquième sonnerie.

Elle s’apprête à raccrocher pour composer un nouveau numéro, lorsqu’elle entend enfin la voix de son correspondant.

— Ne dis rien et écoute-moi attentivement.

Chapitre 2

À quelque trois cents kilomètres de là, Simon grimace en tentant de trouver une position plus confortable dans son lit. Les antalgiques pris un peu plus tôt ne font pas encore effet, et au moindre mouvement la douleur fuse dans son épaule en lui arrachant un cri.

Il est seul. Le ballet matinal du personnel soignant s’est clôturé il y a quelques instants avec le départ de l’infirmière venue changer son pansement. Il se prépare psychologiquement à accueillir la police qui ne devrait plus tarder.

La veille, suite au signalement de l’administration hospitalière, un officier est passé l’interroger sur les circonstances dans lesquelles il avait été blessé. L’esprit encore un peu embrumé par l’anesthésie, il a joué les amnésiques et bafouillé des explications sans queue ni tête.

Entre la cavalcade avec Kane et Lou et son arrivée en catastrophe aux urgences d’où il avait été immédiatement conduit au bloc pour extraire la balle, il n’avait pas eu le temps de réfléchir à une histoire plausible à raconter. L’agent a fait preuve de compréhension et n’a pas insisté. Il s’est retiré en promettant de revenir le lendemain. Simon sait qu’il n’aura pas de seconde chance. Aujourd’hui il va devoir inventer une fable qui tienne la route s’il veut que la police le laisse tranquille.

La douleur dans son épaule s’évanouissant peu à peu, le thérapeute en profite pour rajuster sa position contre les oreillers tout en repensant à sa conversation avec Anna. Il lui avait téléphoné quelques heures après que le policier soit parti, une fois la torpeur de l’anesthésie complètement envolée. Elle était folle d’angoisse, et l’avait inondé de questions.

Où êtes-vous ? Comment va Kane ?

Dans son affolement, Anna s’était inquiétée uniquement pour sa fille, en oubliant complètement que Lou l’accompagnait.

Il n’avait pas jugé utile de lui dire que les jeunes femmes avaient été à deux doigts de se faire capturer, et que sans le courage et la détermination de Lou, Dieu seul sait où elles seraient à l’heure actuelle. Il avait donc simplement raconté qu’il les avait effectivement découvertes dans la cabane évoquée par Pierre, et qu’ils étaient aussitôt partis en direction de Grenoble où ils avaient passé la nuit dans un motel.

— Où sont-elles maintenant ? avait demandé Anna.

Avant de répondre, Simon avait marqué un temps d’arrêt en songeant que Génétime était peut-être en train d’écouter la conversation. Mais si tel était le cas, cela n’avait finalement pas grande importance, il n’avait aucune idée du lieu où se trouvaient Kane et Lou. Elles ne lui avaient rien dit de leur destination, et c’était très bien ainsi. Moins Anna et lui savaient de choses, moins ils risquaient de les trahir.

Il allait raccrocher, non sans avoir prié Anna de se rendre chez Lucie Mars pour la tenir informée, lorsqu’elle avait soudain pris la mesure de la situation.

— Mais au fait, pourquoi le téléphone ? avait-elle demandé étonnée. Pourquoi n’êtes-vous pas venu à la maison ?

Il avait anticipé la question et sa réponse était prête.

— Je suis à l’hôpital.

Puis très vite, de son ton le plus rassurant :

— Ne vous inquiétez pas, je me suis luxé l’épaule en tombant dans l’escalier du motel. Rien de bien grave, mais il a fallu la remettre en place et je vais garder le bras en écharpe pendant quelques jours.

Anna, tout en empathie, s’était montrée désolée et avait promis de lui rendre visite, ce dont l’avait découragée Simon en lui affirmant que sa sortie était prévue pour le lendemain.

Le regard du thérapeute quitte le mur blanc immaculé pour se porter sur l’extérieur. La fenêtre est grande ouverte et le soleil pénètre généreusement dans la chambre. Sur le bord de la route, la végétation souffre déjà de la chaleur qui écrase la cité.

Il contemple pendant quelques secondes les ambulances qui entrent et sortent sans discontinuer, puis très rapidement, sa pensée revient au sujet principal de ses préoccupations, Kane et Lou. Qu’ont-elles décidé ? Ont-elles quitté le pays ? Cela fait maintenant plus de vingt-quatre heures qu’elles l’ont déposé devant les urgences. Simon réalise qu’elles pourraient tout aussi bien être à l’autre bout du monde à l’heure qu’il est. Ce serait assurément le meilleur moyen de les mettre hors de portée de Génétime, songe-t-il. Si elles se tiennent éloignées des grandes villes et qu’elles ne se font pas remarquer, elles pourraient mener une existence normale. Lou est une jeune femme déterminée et pleine de ressources, quant à Kane, elle peut s’adapter à n’importe quelle situation.

— Une existence normale, mais loin d’ici et des gens qu’elles aiment ! murmure le thérapeute en faisant la moue. Leur liberté et leur tranquillité sont à ce prix, ainsi que la nôtre.