POINT FINAL

La situation de Luc était critique. Son solde, trop bas. Autant dire que le compte à rebours était enclenché et au bout : la mort !
Il fallait absolument qu’il trouve un handicapé ou une vieille à aider. N’importe qui, mais il devait récupérer des points. Sans quoi, il allait crever.
Au fond de lui, Luc savait qu’il n’aurait jamais dû aller voir cette fille. Son matelas de points n’était pas assez conséquent pour s’offrir cette folie. Mais comment aurait-il pu deviner que le prix à payer serait si élevé ? Mille points ! La dernière fois, il avait à peine payé la moitié. Cet écart de conduite pouvait lui coûter la vie.

Il ne faisait décidément pas bon vivre en 2081. Les vieux qui avaient connu le monde avant la cybernation ne savaient pas la chance qu’ils avaient. Jusqu’en 2057, on pouvait se bourrer la gueule, fumer un pétard, se battre avec son voisin, tromper son conjoint, rouler à fond, et qu’est-ce qu’on risquait ? Une amende tout au plus. Et encore, si on se faisait coincer ! La prison était exceptionnelle. Une plaisanterie au regard d’aujourd’hui. Car maintenant, on ne parlait plus de réduction de liberté, mais de réduction de la vie. Chaque connerie, chaque impair, se payait cash. «Comment en était-on arrivé à cette extrémité ?». Il est vrai que c’était devenu un sacré bordel ! A partir de 2050, les états avaient perdu le contrôle de la situation. La délinquance était arrivée à son paroxysme. Les incivilités, les agressions verbales, étaient monnaie courante et on risquait sa vie à chaque coin de rue. La police était débordée, les tribunaux saturés, les prisons pleines. Il n’y avait plus d’argent pour financer la protection des biens et des personnes. Tout le fric était englouti dans les multiples problématiques environnementales. Fléau mondial, l’écologie mobilisait toutes les ressources financières.
Le système était arrivé à saturation. La technologie avait alors offert une solution au problème. Le résultat fut au-delà des espérances. En moins d’un an, la délinquance était quasiment tombé à zéro.
Le système était simple. A 15 ans, âge où l’individu était considéré comme responsable de ses actes et en conséquence, légitime à les assumer, chaque être humain était doté d’un nombre de points. Tout au long de sa vie, son comportement et ses actions, venaient modifier ce nombre de points. Les bonnes actions en faisaient gagner, et les mauvaises en perdre. Beaucoup. Surtout depuis la récente mise en place de la récidive qui venait alourdir la note. Le même délit coûtait ainsi à chaque fois un peu plus cher. De quoi décourager les plus téméraires.
En complément de la dotation de points, chacun se voyait implanter une puce et recevait sa greffe. Enola Gay, nom donné à la puce par les opposants au système, analysait toutes les actions, les comportements, et régulait les points. La greffe quant à elle, était une seconde peau qui venait couvrir l’avant-bras et servait d’interface de communication. Un peu comme les vieilles tablettes tactiles que lui avait montré grand-père.
Un jour il lui avait parlé de Big brother. A l’époque, les quelques caméras qui trônaient au coin des rues et dans les transports, avaient parait-il affolé le monde. Aujourd’hui les caméras étaient partout. Des millions. Aucun endroit public n’échappait à la surveillance. Quant au privé… Enola Gay s’en chargeait. Connectée au cerveau et au système sanguin, elle analysait la moindre modification de comportement, la plus petite pensée et… gérait impitoyablement les points. A zéro, Enola Gay explosait. Sans état d’âme. Elle court-circuitait le cerveau et c’en était fini.
Le système était ainsi fait que si les mauvaises actions faisaient perdre de nombreux points, les bonnes ne permettaient jamais de les récupérer. Par la force des choses, le déficit se creusait inexorablement et chacun était donc obligé de se tenir à carreau. Dans ce nouvel ordre mondial, le découvert n’existait pas et la sentence était inéluctable.
La vie était devenue totalement aseptisée. Plus de plaisirs, plus de folie, de vices. Une existence morne et plate. Insignifiante. Sans intérêt. Pourtant, tout le monde s’y accrochait férocement. D’autant plus quand on était à deux doigts de la perdre. «Comme toi !».
Luc sortit brusquement de sa rêverie et reprit contact avec la réalité. «Bouge-toi au lieu de délirer» s’admonesta-t-il. Il se dirigeait vers le carrefour quand il vit au bord du trottoir une femme qui tentait de traverser la rue avec ses gamins. Les quatre gosses se chamaillaient et n’avaient que faire des cris de leur mère.
«Sauvé !» se dit Luc en se précipitant pour lui venir en aide. «Ces quelques points, vont m’offrir un sursis».
— Attendez madame, je vais vous aider ! Et il saisit la main du gamin le plus proche. Il allait attraper celle du second quand un homme s’interposa.
— Lâche-le, je m’en occupe, dit le gaillard d’un air menaçant.
— Que dalle. J’étais là avant toi, alors dégage !
— Fais pas chier, j’ai besoin de points, cria l’intrus
— Sans blague ! A ton avis, je fais ça pour quoi ? Moi aussi j’ai besoin de points !
Sur son avant-bras, comme un tatouage, le chiffre marquait l’urgence de sa situation.
— Rien à foutre grogna l’homme. Et il leva une main menaçante vers Luc.
Sans réfléchir, par pur instinct, Luc lui décrocha un direct au menton. L’intrus vacilla et tomba sur les fesses. Luc se pencha sur l’homme d’un air bravache
— Va te faire foutre connard, les points sont pour moi.
L’homme se frottait le menton, un sourire narquois aux lèvres. Ses yeux pétillaient de malice.
— J’crois pas non, lui répondit-il en posant les yeux sur l’avant-bras de Luc.
Le chiffre zéro y clignotait en surbrillance. Luc regarda l’homme et il comprit soudain son erreur.
— Et oui, je t’ai piégé mon gars. Je t’ai provoqué et tu m’as frappé ! Et tu as perdu le peu de points qu’il te restait. C’est con pour toi mais avoue que c’était bien joué ?
Sur l’avant-bras de Luc, le chiffre cessa de clignoter.